CHAPITRE IX
Il ne reste plus beaucoup de pages vierges sur mon carnet. Aussi, j’écris de plus en plus lentement, pour les faire durer encore un peu.
Dans le grand caravansérail bigarré, les « rations » s’écoulèrent, les dizaines de « rations », les centaines de « rations ». C’est-à-dire les jours, les mois, les années… Nous avions tous plus ou moins perdu la notion du temps. Et comme les humanoïdes avaient des calendriers différents du nôtre, et différant entre eux, il devenait difficile de s’y retrouver, même pour ceux qui qui essayaient de compter les jours… Pour ma part, j’y avais vite renoncé.
Nous vivions – physiquement – comme du bétail. À intervalles réguliers nous recevions notre pitance par les trappes. L’espèce de hall immense dans lequel nous étions tous enfermés n’était rien d’autre, au fond, qu’une gigantesque étable. Une étable destinée à des créatures intelligentes. Et nous continuions à ne pas savoir qui ils étaient, ni pour quelles fins ils nous tenaient ainsi parqués. Aucune des suppositions que nous faisions ne me semblait satisfaisante… Je ne les rapporterai même pas.
Pourtant, malgré les conditions d’extrême misère physique et morale dans lesquelles nous nous trouvions (nos vêtements, car nous continuions à grandir, n’étaient plus que des loques qui cachaient à peine notre nudité), nous ne vivions pas dans un état perpétuel de prostration et de désespoir. Loin de là… Nous mettions tout en œuvre – les humanoïdes de toutes races et nous – pour nous distraire, pour nous trouver des occupations. Celles-ci ne pouvaient être qu’intellectuelles. L’étude des langues de nos compagnons d’infortune était l’une d’elles. Je finis par parler très couramment le haroa. Je m’entretenais fréquemment avec Lohanor, qui était devenu pour moi un ami très cher, et je m’étais fait d’autres amis parmi ceux de sa race.
Les Slumps m’attiraient. Ces humanoïdes à antennes – ils sont, je crois, télépathes – possèdent des dons remarquables. Ils connaissent l’astronautique et proviennent d’une civilisation aussi étendue et aussi riche que la nôtre. J’appris aussi leur langue, bien qu’elle fût plus difficile que celle des Haroas. Cette dernière – la plus aisée à assimiler – était devenue une sorte d’idiome commun, en sorte qu’il était possible à chacun de nous de converser avec tous les autres.
Nous nous réunissions par petits groupes – toutes les races mêlées. Nous discutions pendant des heures sur toutes sortes de sujets. Nous évoquions nos civilisations respectives. Nous parlions souvent des problèmes scientifiques, et j’appris ainsi des tas de choses nouvelles. Nous organisions des jeux. Il nous arrivait parfois de rire franchement. Nous montions des spectacles. Nous chantions en chœur.
Les Haroas, et surtout les Grims – des humanoïdes blonds, à la peau mauve, qui avaient six doigts aux mains et aux pieds – étaient des chanteurs merveilleux que nous écoutions avec ravissement.
Les moins sociables – et les plus tristes – étaient les Horels – ces sortes de négroïdes bleus. Une race d’une fierté farouche, qui ne supportait absolument pas la captivité et vivait dans le ressassement du malheur. Ils se montraient amicaux et serviables mais, plus que les autres, faisaient bande à part. C’est par eux que j’ai appris qu’il était impossible de se suicider. La plupart d’entre eux avaient tenté de le faire. Mais une brusque paralysie les en avait empêchés…
Nous nous étions astreints d’un commun accord à une certaine discipline. Un comité avait été organisé, où toutes les races étaient naturellement représentées. Il mettait bon ordre aux querelles plus ou moins sérieuses qui inévitablement surgissent dans toute communauté. Il organisait les distractions. Il veillait à ce que les lieux consacrés à l’hygiène soient utilisés sans bousculade. Il s’occupait aussi de réconforter ceux qui semblaient les plus abattus – et c’était généralement le cas des Horels. Enfin, des horaires très stricts avaient été fixés pour le sommeil.
Chose curieuse, il n’y a jamais eu un malade parmi nous. Nous nous portions tous admirablement.
Quand venait le moment du repos, nous nous retirions, par groupes ethniques, dans les salles adjacentes.
De loin en loin, nous voyions surgir de nouveaux arrivants – parfois deux ou trois, parfois cinq ou six, jamais plus d’une quinzaine. Je revivais alors, à travers eux, la surprise que j’avais éprouvée en pénétrant moi-même dans ce hall immense. Nous avions calculé qu’il pouvait recevoir encore quatre cents captifs sans que nous fussions réellement gênés. Mais deux cents « rations » environ après mon arrivée, plus personne ne vint, ce qui nous confirma qu’il devait y avoir d’autres locaux.
Parmi ceux qui arrivèrent après moi, les hommes et les femmes de mon espèce étaient rares. Ils provenaient tous de planètes peu peuplées. Serge Golomez, le psychanalyste de notre mission, qui avait bien été enlevé lui aussi, était venu nous rejoindre. Quand les entrées cessèrent, nous étions vingt-deux : dix hommes et douze femmes.
Je passais de longues heures auprès de Léda Hochine. Elle était parfois abattue et je m’employais de mon mieux à lui donner du courage. Mais souvent, c’était elle qui me réconfortait. Ils l’avaient capturée sur la planète Harbin, qui appartenait au même système que Sérigny. Elle avait été mariée, mais n’en parlait jamais. Un jour, elle me dit :
— Nous ferions mieux de ne plus penser au passé. Il ne reviendra pas. Nous sommes ici pour toujours. L’oubli serait le meilleur de nos remèdes…
Elle raisonnait comme moi.
Oh ! je ne l’ai pas aimée immédiatement. Je pensais toujours à Mérinda avec chagrin. Mais les « rations » passaient… L’oubli venait peu à peu… Je me montrais de plus en plus sensible au charme de Léda et de ses grands yeux tristes…
Tous les trois ou quatre jours, un groupe de quinze ou vingt captifs étaient poussés par les mains invisibles vers un mur qui s’ouvrait. Et ils disparaissaient. On les voyait revenir, dix « rations » plus tard. Ils étaient terriblement abattus, et il leur fallait sept ou huit « rations » pour qu’ils se remettent. Je savais qu’on les emmenait vers les chambres bleues. Mais j’ignorais toujours ce qu’on leur faisait. Personne, parmi ceux qui savaient déjà, n’avait voulu me le dire.
Mais mon tour arriva.
Nous venions de manger. Je parlais avec Léda Hochine de littérature. Soudain, je sentis la poussée… J’étais assis sur le sol, comme nous l’étions presque tous encore. Je me levai. J’obéis à la poussée. J’avais compris de quoi il s’agissait. Mais au bout de quelques pas, j’eus un brusque réflexe de révolte… Oh ! il ne dura pas longtemps ! Je sentis dans le dos la même douleur que le jour de mon arrivée sur cette planète maudite. Je me remis en marche.
Devant un mur, je me retrouvai avec mes premiers compagnons, les Haroas. Lohanor m’adressa un pâle sourire.
— Nous allons enfin savoir ce qu’on nous fait, me dit-il.
Car il était comme moi. Il l’ignorait encore…
Le mur s’ouvrit. Nous passâmes dans un couloir.
Il nous fallut marcher longtemps. Finalement, nous arrivâmes dans une salle qui nous parut petite à côté de celles dans lesquelles nous vivions. Son aspect était bien différent. Les murs étaient tapissés d’un revêtement qui ressemblait à de la porcelaine, d’un bleu turquoise. Au fond de la salle, il y avait un banc. Et au-dessus de ce banc, toute une série d’appareils étaient accrochés.
Les mains invisibles nous poussèrent vers le banc. Nous avions compris qu’il nous fallait nous asseoir et nous l’avons fait. J’étais entre Lohanor, qui restait très calme, et Laorana, une femme haroa, que j’admirais beaucoup, car elle était une cantatrice extraordinaire.
À peine fûmes-nous assis qu’un bizarre engourdissement nous saisit. Nos membres étaient comme paralysés.
Alors parurent les robots. Helena Clarky avait raison. C’étaient bien des robots. Leur structure purement mécanique était indéniable, et plus tard j’en vins même à penser qu’ils n’étaient conditionnés que pour accomplir un nombre d’opérations très limité. Ils étaient quatre, d’assez grande taille, avec de longs bras articulés. Ils s’avancèrent prestement vers nous et se mirent à travailler sur les appareils situés au-dessus de nos têtes. Je sentis que quelque chose se posait sur mon épaule droite, puis sur mon épaule gauche, puis sur ma tête.
Les robots ne mirent pas plus de cinq minutes pour accomplir leur tâche. Puis ils se retirèrent.
Alors commença le supplice.
Oh ! tout au début, c’était plutôt agréable. Une sorte de chatouillement léger qui provoquait en moi presque de l’euphorie. Je me sentais très lucide. Les pensées grouillaient dans ma tête. Et cela dura près d’une demi-heure.
Puis le chatouillement se fit plus vif, devint un picotement, une démangeaison qui peu à peu s’étendit sur toute la surface de mon corps.
En un quart d’heure, c’était devenu intolérable.
Et cela ne fit que croître en intensité de minute en minute. Je sentais ma peau brûler. Des éclairs douloureux traversaient mon cerveau. Ce n’aurait pas été pire si j’avais été piqué par des milliers et des milliers d’aiguilles rougies au feu. J’avais la sensation qu’une râpe courait sur mes nerfs, que des bruits crissants me pénétraient.
J’aurais hurlé si je l’avais pu, pour me soulager. Mais aucun son ne sortait de ma gorge.
« Ah ! pensais-je, si je pouvais m’évanouir ! Si je pouvais mourir ! »
Mais ni l’évanouissement ni la mort ne vinrent, et cela dura je ne sais combien de temps, allant toujours crescendo, jusqu’aux extrêmes limites de la souffrance.
Brusquement, cela cessa. Mais nous étions incapables de bouger. Incapables de penser.
Les robots reparurent. Ils nous emportèrent un à un dans une autre salle aux murs tout blancs, et nous couchèrent sur le sol. Puis ils disparurent de nouveau.
Je me sentais vidé, vidé de mon intelligence, de ma mémoire, de toute ma substance, anéanti, incapable de lever même le petit doigt, mais pourtant vivant. Et je ne souffrais plus, ce qui était énorme.
Pendant trois jours, ils nous laissèrent ainsi, sans manger – mais nous n’avions pas faim. Ce fut Lohanor qui bougea le premier. Il put s’asseoir. Je l’imitai. Les autres, peu à peu, firent de même. Nous vîmes alors qu’il y avait devant nous des récipients contenant de la nourriture. J’ai mangé. Ensuite j’ai pu me lever.
Nous sommes restés un long moment sans parler. Lohanor m’a dit :
— C’est affreux…
Ils nous ont laissés huit jours dans la salle blanche. Nous reprenions des forces. Puis les mains invisibles nous ont poussés. Et nous avons réintégré la grande étable.
J’étais si abattu, si désespéré, que j’ai alors pour la première fois, et malgré tout ce qu’on m’avait dit, tenté de me tuer.
Je n’avais pas de couteau, mais beaucoup d’entre nous en possédaient. Ils ne nous avaient retiré aucun des objets que nous avions sur nous au moment de notre capture. Je voulais me trancher la gorge. Mais mon geste demeura inachevé. À peine l’eus-je esquissé, que mon bras fut saisi d’une paralysie terrible…
Les chambres bleues étaient notre hantise. Mais on s’habitue à tout… Je compris vite pourquoi mes compagnons préféraient ne jamais en parler. Nous tâchions d’oublier, pendant les intervalles. Nous savions que ce n’était qu’un terrible moment à passer – toutes les quatre-vingt-dix ou cent « rations ». Je suis allé dans les chambres bleues une quinzaine de fois…
Mais pourquoi ce supplice ? C’est la grande question à laquelle nous n’avons pas trouvé de réponse.
Du moins, depuis que je suis confiné dans cette cellule, je suis à l’abri de cette terrifiante épreuve. Depuis plus de cent quatre-vingts « rations », je vis en effet dans la solitude. Si j’étais encore avec les autres, il y a déjà longtemps que l’on m’aurait poussé de nouveau vers une chambre bleue.
Mais pourquoi me font-ils cela ? Pendant les mois et les années que j’ai passés dans le caravansérail, jamais personne n’a été emmené, isolé. Jamais personne, dans notre communauté, n’a disparu. Que me veulent-ils, à moi ? Font-ils maintenant subir à d’autres le même sort ? Est-ce une innovation ? Ou un nouveau stade de notre condition de captifs ? Et qui se terminera comment ? Autant de questions insolubles.
Ma tête touche le plafond. Quelle taille ai-je, maintenant ? Je n’en sais absolument rien. Mais quelle importance cela a-t-il ?
Ce carnet s’achève. Mon crayon à bille est pratiquement épuisé. Je sens que si cela continue, ma raison sombrera.
Ah ! revoir les autres captifs ! Revoir mes amis de tant de races étranges et amicales ! Revoir ma chère Léda Hochine, et lui dire enfin que je l’aime ! Pour cela, j’accepterais même d’aller deux fois plus souvent dans les chambres bleues. Car la solitude et le désespoir sont le pire des supplices. Ah ! maudits soient-ils, ceux qui m’ont réduit à cette condition ! Maudits mille fois et cent mille fois ! Que cette planète saute… Je n’en peux plus ! Je n’en peux plus ! Je deviens fou… Et pourtant, je le sens bien, je n’ai jamais été aussi intelligent. C’est affreux ! Affreux ! Je n’en peux plus. Je…